L’autre jour je vous demandais si vous aviez encore des rêves. Vous ne vous êtes pas trop bousculé au portillon pour répondre. Et un idéal alors ?
Faut-il avoir un idéal où n’est ce pas risquer d’aller se briser aux branches rudes du réel ?
Je ne vous parle pas d’Utopie collective, mais dans cette affirmation de soi où je voudrais réussir à tenter d’être ce que je suis, comment pourrais-je avancer sans idéal ni valeurs ?
Un idéal ? C’est pas pour les idéalistes ?
Petite mou dédaigneuse des conformistes : « oh, machin, c’est un idéaliste ».
Sous entendu, une espèce de naïf enfermé dans sa bulle qui n’arrivera jamais à son but. Attention, sous l’idéaliste peut se cacher un intégriste. Si tu veux changer ta vie en fonction d’une ligne de conduite que tu te donnes, ne viens donc pas faire chier les autres avec.
L’idéal par nature c’est théorique. Pas d’idéal sans élévation du point de vue. [Se] regarder en perspective.
Dans mon vieux Lalande (Vocabulaire technique et critique de la philosophie), il y a beaucoup de choses. Tous ces sens qui se mêlent nous montrent la difficulté de définir un idéal comme un absolu que l’on saurait atteindre.
Un point de trop dans le tableau et le chef d’œuvre bascule dans le brouillon
Poincaré disait « La géométrie ne s’occupe pas des solides naturels, elle a pour objets certains solides idéaux, absolument invariables, qui n’en sont qu’une image simplifiée et bien lointaine ».
L’idéal pour certains (« l’idéal de beauté, l’idéal démocratique ») est un concept qui tend à la perfection.
Je cherche le beau, je cherche la poésie, je cherche à faire le bien, je cherche à être digne.
Il y a une exigence dans l’idéal qui prend le risque de se tordre à la réalité de la matière. Ce beau que je cherche, qui va s’imposer, c’est la dimension symbolique d’une supériorité qui ne s’embarrasse ni de mépris, ni de condescendance. L’art académique c’est un idéalisme figé dans un catéchisme étriqué. Pourtant, le chef d’œuvre que je sais reconnaître, a touché un point saillant, irrésistible, qui nous dépasse.
Souvenez-vous de la discussion à propos de la reconstruction de la Cathédrale Notre-Dame. Sera-t-elle jamais comme avant ? Fallait-il faire évoluer le monument ?
Avoir un idéal c’est oser se dépasser sans se perdre, c’est chercher, c’est être dans une démarche…
Tendre vers son idéal sans se tromper
Quand je voulais réussir dans mon métier, il y avait une part positive et justement utile, qui consistait à (vouloir) faire le bien, agir pour faire avancer ou progresser en m’inscrivant dans une éthique…
Mais il y avait une part inutile et même dangereuse quand il s’agissait de chercher la performance, de s’inscrire dans des formes de compétition. Pire si l’on me demandait de mentir au nom d’un idéal fut-il républicain. Trahison.
L’émulation c’est une chose utile quand notamment cela permet d’allier les intelligences pour mieux faire. Ça n’est pas bon et même contre productif, si on cherche « la récompense ». Le but profond ne doit pas vouloir être le meilleur mais de faire le mieux possible ce que j’ai à faire.
Il faut donc que je sache d’abord repérer ce qui encombre la route, ce qui nuit à mon idéal, me rend indigne (sans moraline), m’empêche.
Cela ne doit pas m’empêcher de lâcher prise sur certains aspects, certains imperfections, mais doit me permettre de servir un essentiel, une priorité, une authenticité, une vérité (forcément provisoire). Je vais vers un but mais pas à marche forcée en détruisant tout sur mon passage.
Un idéal ne peut être statique. Il faut marcher en regardant la ligne d’horizon (mais sans buter contre les cailloux !). Il faut regarder aux alentours.
Parfois ce n’est pas grave de se tromper et l’erreur y compris de choix me permet de revenir au droit chemin. Mais m’enfermer dans la réitération de routes que je connais par l’expérience et que je sais mener systématiquement à l’échec ou à des rencontres inutiles, au final c’est de l’énergie perdue, de la perte de temps. Et ça peut détruire (sa vie, l’estime de soi, l’espoir…).
D’un côté j’ai pu me persécuter à exiger trop de moi-même jusqu’au burn-out et de l’autre côté j’ai pu céder à des facilités, des formes d’addiction, de renoncement.
Relever la tête
Il faut que je puisse sans avoir honte, mais sans orgueil, relever la tête.
Je le dis souvent : m’affirmer, sans m’opposer.
Il n’y a pas de honte à vouloir être heureux
Cela ne nie aucune souffrance. Il ne s’agit pas de souffrir sur terre dans l’espoir d’un paradis. Être heureux ne saurait devenir propriétaire du bonheur, comme si c’était un état, un but en soi. C’est plutôt une façon d’être en refusant ce qui me blesse, ce qui blesse autrui (les êtres vivants, la nature…).
Au passage, la vertu du travail c’est ça. Ce n’est pas de produire, de faire des objets, c’est d’apporter ses compétences à un projet -et pour que le travail puisse devenir gratifiant, qu’il laisse la possibilité d’une création, d’une invention, d’une autonomie … Penser la question des retraites sans redéfinir le travail, c’est juste ne rien comprendre.
Renouer avec l’enfant en soi
Contrairement aux idées reçues, les enfants ne sont pas naïfs et ils ont souvent une haute vue de la vertu et des valeurs. Faites un peu parler des enfants de 8 ans à propos de la devise républicaine, vous serez surpris.
Mon idéal, ma démarche, ma volonté, c’est de ne rien faire dont l’enfant que j’étais puisse avoir honte. J’étais un enfant pacifiste, opposé à la violence, très sensible à l’injustice, profondément attaché à l’amitié. J’ai très tôt aimé pour la joie de la rencontre. Et j’ai aimé rencontrer l’autre, le différent parce qu’il me permet de découvrir en moi une part insoupçonnée (tout comme sait le faire une œuvre d’art, un bon roman…).
Plus tard, je me suis heurté malgré tout au conformisme ou à l’idée que je me faisais de ce que l’on attendait de moi. Je m’y suis plié au risque de me nier et d’en souffrir.
Mais il y a aussi le risque de la liberté qui fait qu’on croit choisir une chose librement alors qu’on ne fait que céder à une mode, une habitude, un mode de communication consumériste qui gratifie sur le moment mais vous laisse ensuite sur votre faim. Un peu comme le Mac Do par rapport à la vraie cuisine (j’ai de ces métaphores !)
Être créatif pour s’inventer
Il ne s’agit pas de se mettre des barres insurmontables, mais au contraire de s’autoriser à se raccrocher au réel en y prenant sa place, et en osant y apporter sa couleur, sa touche, sa musique.
Je suis pas créatif pour « me faire remarquer » (je ne chante ni pour passer le temps, ni pour me rendre intéressant !) , mais pour apporter un essai, un truc que j’ai inventé, un cadeau en somme.
Alors dans mon idéal, il n’y a pas la seule question de me réaliser en « créant de jolies choses plaisantes, amusantes ou plus grandioses » mais il y a l’idée une nouvelle fois de partage, j’allais presque dire de solidarité…
Je ne peux avoir de ressentiment, je ne peux reprocher, je dois juste tenter une forme d’exemplarité : être ce que j’attends d’autrui. Je dois savoir dénouer les pièges ou ne pas y céder.
S’interroger
Ce que je fais, est-ce bon pour moi, pour mon « idéal », pour les autres ? Ou à tout le moins, ne vais-je pas faire du mal avec mon invention ?
Est-ce que ça permet plus de paix, plus de solidarité, de fraternité, de partages et d’échanges ?
Cela suppose d’accepter sans cesse de bouger les lignes, d’apprendre, d’aller chatouiller ma « zone proximale de développement » et mon habitus.
Tout en étant tolérant avec moi et les autres …
Tenter d’aller résolument mais sans forfanterie, sans se nier mais sans imposer, sans tout dire de soi mais sans roublardise…
Et si ce que je dis là semble théorique, je le relie parfaitement au quotidien de ma vie dans ce qu’elle peut avoir de plus ordinaire.
Je ne sais plus dans laquelle de ses chansons Colette Magny parlait d’être individuel et solidaire. Une dualité bizarre en apparence. Son idéalisme de chanteuse l’a conduite à souffrir souvent pour faire vivre son art. Elle laisse pourtant derrière elle, un regard et une œuvre qui ont plus apporté qu’on ne l’imagine même…
Du Rimbaud dans ma vie
Arthur n’a pas bien terminé la sienne. Il n’empêche, il a laissé le plus beau poème du monde et c’est drôle, il contient le mot « idéal » :
Je m’en allais, les poings dans mes poches crevées ; Mon paletot aussi devenait idéal ; J’allais sous le ciel, Muse ! et j’étais ton féal ; Oh ! là ! là ! que d’amours splendides j’ai rêvées !
Oui, lui s’est pris la vie pleine face. Mais nous n’en savons pas tout. Il nous enseigne encore. Il a aimé, il nous a transformé par ce qu’il nous a donné.
L’idéal, c’est encore laisser entrer la mystique de la poésie pour tenter de « vivre en poésie ».
Je m’arrête là pour aujourd’hui… Cette histoire d’idéal fera-t-elle réagir ?
