La chanson sous la douche

J’étais sous la douche. Je sais qu’il convient de réduire les douches pour d’évidentes raisons écologiques. Malgré l’intérêt d’une certaine distanciation sociale, j’apporte ma contribution à une relative convivialité en maintenant un minimum d’hygiène. J’avoue donc que je me douchais. Heureusement que je ne suis plus sur Twitter sinon, je sens la polémique.
Comme vous je le suppose, je chante sous la douche. Mieux, c’est le lieu où me viennent les meilleures idées d’inspiration, y compris pour les chansons. Sauf que ce n’était pas le bon moment.
Ce matin sous la douche l’inspiration coulait
Tout y était sous le jet brûlant ! Inspiration fluide comme l’eau, rythme, mélodie et texte d’une chanson qui coulait si bien de source. C’était j’en suis convaincu, une chanson géniale. Un de ces tubes à la fois populaire et poétique qui marque des générations.
Originale, forte de son rythme un peu swing, une mélodie joyeuse collant à un texte, le tout naissant simultanément.
C’est la joie de la véritable inspiration. Un souffle mystérieux vient tout seul et descend.
C’est bien connu, les meilleures chansons naissent dans un éclair de génie, sans préméditation.
C’est ainsi que Charles Trenet donna les meilleures de ses plus célèbres…
Donc, la chanson descendait sur mes épaules dans la joie de la mousse et je la laissais se développer au fil des couplets… Formidable et épatante inspiration ! Il fallait que je la note !
Sortie de douche
Attraper la serviette, ne pas déraper sur le carrelage – à mon âge ce peut-être fatal- et la noter au plus vite avant l’oubli !

Je m’empare du précieux smartphone. Mais l’empreinte est mal reconnue par le lecteur de l’écran de verre lorsque le doigt est humide. Refaire le code au risque de le tremper. Chercher l’enregistreur pour fixer la mélodie. Oui, là, mais elle s’échappe déjà, je note quelques phrases mélodiques – enfin je les chantonne quoi – mais j’en perds en route… ça reviendra !
Une feuille ! Il faut que j’écrive au plus vite ces vers géniaux qui marqueront des générations ! Je trouve un brouillon, je m’empare d’un stylo feutre rouge qui traînait par là. Mais ma paume humide mouille la page. Il faut écrire de côté, sauter, descendre… c’était quoi déjà ? Il me manque le début… j’avais le phrasé, pourtant, ça swinguait si bien… avec la mélodie ? Non pas ça… ça trop banal.. il manque un mot… ma main est rouge d’encre…
N’oubliez pas les paroles !
Déjà en temps normal je mémorise très mal mes propres chansons. Mais une chanson pas encore écrite ni née, une chanson improvisée dans la plus pure tradition orale sous ma douche … l’avais-je rêvée ? Elle disparut et plus je la cherchais, plus elle se fondait dans les limbes, se mélangeait à d’autres souvenirs, se noyait dans la masse, la mélodie se fourvoyait, le tempo se perdait et les syllabes ne rimaient plus. Catastrophe et désarroi. Château de cartes effondré, soufflé retombé, enthousiasme justement douché, désespoir pas loin…
Il me faudrait un enregistreur aquatique ou au moins étanche
Oui, une machine fixée dans la douche sur le carrelage et qui saurait garder en mémoire les meilleures de mes improvisations.
Il en faudrait d’ailleurs une autre du même genre quand je conduis et une autre lorsque je marche ou même lorsque je rêve – là plutôt pour les romans de science fiction que je vis chaque nuit ou les grands films incroyables !-
Et je me demande bien d’ailleurs pourquoi mon cher cerveau me fait des suggestions automatiques aussi géniales quand je ne suis pas disponible alors que si je m’assois tranquillement devant le clavier ou le cahier, au calme, que personne n’appelle ni ne me dérange, rien ne vient ! Ou des trucs franchement sans relief…
Non, l’inspiration vous tombe dessus, et il faut courir… Du coup, il faut toujours de quoi noter pas loin : un carnet, un cahier, un logiciel de prise de notes… Et déjà, c’est lorsque tu te rends disponible que tu commences à noter que cette fichue inspiration géniale s’évapore plus vite que les vapeurs de ma douche parfumée !
D’où vient cette fichue inspiration et comment la retenir ?
Je sais d’où vient l’eau de ma douche. Il suffit de tourner le robinet. Enfin dans les pays où il y a de l’eau c’est vrai…
Transe ? Extase ? Révélation foudroyante et spontanée ? Qui guide cette intuition fabuleuse ? Ne sommes-nous que de petits objets dans la main du grand marionnettiste ?
Pourquoi lorsqu’on cherche à la faire venir, fuit-elle revêche et indomptable ?
Pourquoi lorsqu’on veut la retenir s’éteint-elle comme la flamme d’une bougie sous notre souffle impatient ?
Oui, je pousse ce cri dans la nuit qui tombe déjà : pourquoi ?
Est-ce Dieu qui se moque de moi ?
Il me faut invoquer les Muses…
Peut-être que l’inspiration n’est qu’une expectoration, une éternuement, un truc qui monte, vient et s’enfuit…
L’inspiration c’est comme une érection, parfois inattendue, et faute de priapisme qui serait dangereux par ailleurs, elle retombe vite. D’ailleurs sous la douche… oups…
Toutes ces bribes perdues
Ainsi que des spermatozoïdes morts dans les draps des adolescents, des bouts d’inspiration traînent ça et là, malodorants, tordus dans les sillons du cerveau, petits morceaux de puzzle encombrants qui ne s’ajusteront plus jamais ensemble. Ainsi passe-t-on à côté de son propre génie. On aurait pu. C’est venu, c’est parti. L’inspiration s’est enfuie et j’ai perdu la chanson qui aurait fait le tube de l’année 2023 ! Trop dure la vie !